Il était indisponible depuis des décennies, et pourtant c’est le livre qui confirma le lancement de René Bazin en tant que romancier et qui lui valut la célébrité.

Une tache d’encre, c’est un roman amusant et enlevé, que l’on pourrait agréablement adapter pour le théâtre ou au cinéma, récompensé par l’Académie française. Cela faisait que le troisième roman de R. Bazin, et le second seulement qu’il signait directement de son vrai nom, le propulsait vers les sommets des gloires littéraires.

Plusieurs rééditions s’enchaînèrent alors… puis plus rien, sort également subi par un certain nombre de titres de cette plume pourtant si alerte, mais peut-être trop bonne et traditionnelle pour avoir droit de cité dans l’Instruction publique, l’Éducation nationale et l’Enseignement supérieur.

Nous vous proposons un petit extrait pour vous faire monter l’eau à la bouche :

« Tantôt il frappait avec l’index la pièce à conviction, tantôt il me désignait en se détournant à moitié, et je devinais, sans rien entendre, toute l’âpreté des termes dont il usait contre moi. Le conservateur me parut ému. Je me sentais rougir. “Il doit y avoir, pensais-je, une loi contre les taches d’encre, un décret, un règlement, quelque chose qui protège l’incunable. Et la sanction doit être terrible, puisque ce sont des savants qui l’ont faite : l’expulsion sans doute, en outre de l’amende, une amende énorme. Ils sont en train de me dévaliser là-bas. Ce cahier qu’ils compulsent est évidemment le catalogue de la vente où ce trésor fut acheté. Je vais rembourser l’incunable. Ô mon oncle Mouillard !”
J’en étais là de mes tristes pensées, lorsqu’un garçon de salle, que je n’avais pas vu s’approcher, me toucha l’épaule :
— M. le conservateur vous demande.
Je me levai, et j’allai. Le terrible lecteur avait regagné sa place.
— C’est vous, monsieur, qui avez taché l’in-folio ?
— Oui, monsieur.
— Vous ne l’avez pas fait avec intention ?
— Certes non, monsieur, je regrette beaucoup l’accident.
— Vous avez raison. Le volume est des plus rares ; et la tache aussi, d’ailleurs : on ne tache pas de cette façon-là !
J’allais répondre : “On tache comme on peut” ; mais je me contins.
— Veuillez me laisser vos noms, profession et domicile.
J’écrivis : Fabien-Jean-Jacques Mouillard, avocat, 91, rue de Rennes.
— Est-ce tout ? demandai-je.
— Oui, monsieur, tout pour le moment. Mais je vous préviens que M. Charnot est fort mécontent. Il serait à propos de lui faire des excuses.
— M. Charnot ?
— C’est le membre de l’Institut qui lisait l’incunable. […]
Il faut faire des excuses. Voyons, que lui dirais-je à M. Charnot ? En réalité, c’est à l’incunable que je devrais des excuses. Je n’ai pas taché M. Charnot ; faux-col et manchettes, il est immaculé ; le pâté, les éclaboussures, tout a été pour l’incunable. Je lui dirai : “Monsieur, je regrette vivement de vous avoir si malheureusement troublé dans vos savantes recherches.” “Savantes recherches” le flattera. Ce sera un puissant lénitif. »