Non, René Bazin ne s’est pas essayé ici au dessin… mais il dresse des portraits et dépeint des paysages très plaisants d’un voyage en Italie, intenté pour un grand journal français.

C’est le premier carnet de voyage, si l’on peut dire, de René Bazin qui ait été publié. L’auteur connaissait déjà l’Italie et y avait des amis et connaissances. C’est la moitié nord de la botte italienne qui retient toute son attention : Piémont, Lombardie, Rome, Bologne, Venise, etc.

On appréciera sans aucun doute ses remarques judicieuses et ses magnifiques descriptions. Ces pages remplacent sans aucun doute un voyage proprement dit, surtout qu’elles nous font remonter le temps…

« Il y a autant de manières de voir et de voyager qu’il y a de fantaisies, et de projets d’étude ou de plaisir, et de souvenirs même en chacun de nous. Tout ce qui change nos âmes change aussi nos yeux. En revoyant les choses, nous ne les retrouvons plus exactement les mêmes. L’intérêt qu’elles avaient hier ne ressemble point à celui qu’elles ont aujourd’hui. On croit recommencer un voyage, mais l’illusion tombe vite : on est allé dans le même pays, et c’est tout.

» J’en ai fait l’expérience. Je reviens d’Italie, ravi comme la première fois, mais pour d’autres raisons, avec une impression très vive, mais différente de l’ancienne. Tout de suite j’ai senti qu’il en serait ainsi. À peine le train qui m’emportait, au sortir du tunnel du Mont-Cenis, dévalait le long des Alpes dont des milliers de crocus violetaient les prés en pente, à peine aperçus les premiers mûriers enlacés de hautes vignes, les premières fermes ayant à leurs balcons des épis de maïs couleur d’or pendus en chapelets, les gaves à demi desséchés qui ne sont guère, même en automne, que des cascades de cailloux blancs, et le soleil clair sur les plaines vastes du Piémont, le doux et fort amour qui m’en était resté tressaillit au-dedans de moi. Mais je ne lui appartenais plus tout entier, comme jadis. À la joie de retrouver cette campagne italienne, et les villes dont les toits de tuiles rougissaient par endroits l’horizon, se mêlaient à présent toutes sortes de questions et de désirs nouveaux. […]

» Je n’ai pas la prétention d’avoir résolu tous ces problèmes, ni même de les avoir tous étudiés. Mais comme ils ont sans cesse habité mon esprit, il serait étonnant que je n’eusse pas rencontré, çà et là, pour quelques-uns du moins, un commencement de réponse. J’ai vu beaucoup d’hommes et de toutes conditions : avocats, ingénieurs, fonctionnaires, grands seigneurs, paysans, journalistes. J’ai causé avec chacun des sujets qu’il pouvait le mieux connaître. La plupart se sont expliqués, sur leur pays ou sur le nôtre, avec une franchise à laquelle je ne m’attendais pas ; j’ai trouvé des hommes intelligents et réfléchis, serviables, souvent instruits, qui m’ont laissé, sinon pour tous les Italiens, du moins pour une partie d’entre eux, des sentiments de sympathie qu’en toute franchise je n’avais pas portés chez eux. J’ai pu rencontrer des réticences, mais il y en a de transparentes ; des réserves aussi, mais qui pouvaient passer pour de la fierté, et n’avaient rien d’offensant.

» Eh bien ! parmi les choses qui m’ont été dites ou que j’ai cru deviner, parmi celles que j’ai vues, peut-être s’en rencontrera-t-il qui ne seront pas sans quelque intérêt ou quelque nouveauté. Je le désire du moins, et c’est la raison de ces notes. Elles ont été écrites pour le Journal des Débats où, sauf la neuvième et la fin de la douzième, rédigées depuis lors, elles ont toutes paru. J’hésitais d’abord à les éditer. L’accueil qu’on leur a fait m’y détermine. Les voici donc. Je les ai groupées à ma façon, n’en ayant pas d’autre, avec le souci de ne pas désigner les personnes et d’exprimer leurs idées fidèlement. J’espère que les lecteurs français me sauront gré de cette sincérité, et que mes amis d’Italie ne s’en offenseront pas. »